EVENT 2.7 ~ Jeux d’Yeux

Ce lundi de décembre, le cours de sciences avance comme à son habitude.
Kei surprend une fois de plus Gwendal à le fixer presque religieusement, cette pensée le fait sourire. Ce garçon le fait sourire aussi.
C’est pourtant une expression rarissime chez lui.
Il se perd même à imiter le jeune homme en lui rendant son regard appuyé.
Mais, inopinément, le professeur déclare d’une voix claire :
- Bien, nous avons terminé avec cette séquence.
Pour introduire la suivante, je vous propose donc un travail groupé par binômes qui portera sur ...
Kei décroche presque aussitôt de l’énonciation de la nouvelle, ça le fatigue, il aurait mieux aimé poursuivre son jeu d’œillades avec Gwendal.
Il se console en se disant qu’il n’aura qu’à compléter la fiche "Découverte" (peu de découvertes scientifiques en classe de Seconde Supérieure pour lui, en réalité) durant les 5 premières minutes et laisser son partenaire patienter jusqu’à la fin de la leçon tandis que lui, il pourra jouer.

Il ne se lève pas pour rejoindre quiconque, il attend juste qu’il n’y ai qu’une personne, il ne voudrait pas avoir l’air de souhaiter sympathiser avec un élève.
Ils sont en nombre pair alors forcément il restera quelqu’un pour s’accommoder du japonais sérieux.


Contre toutes attentes, le dernier seul est le russe, le fameux russe.
Oui, c’est vrai, Kei a remarqué l’absence de son ami mais n’y a pas porté une grande attention.
Finalement, il le voit qui atteint en trois pas sa table et se penche au dessus de lui.
Ne pouvant l’ignorer dans une telle situation il conclut :
- On travaille ensemble ?

Gwendal regarde les groupes se composer peu à peu. Les élèves formant un nombre pair, il n'aurait pas à se débrouiller seul pour cette activité. Au bout d'à peine cinq minutes, tous les élèves ont trouvé un binôme. Tous les élèves... ou presque. Kei est aussi seul que lui. Leurs regards se croisent. Gwendal se lève alors et rejoint la table de son camarade.

— On travaille ensemble ? demande Kei.

Gwendal hoche la tête et sans demander son reste, s'asseoit à côté du jeune homme. Il sort un crayon de sa trousse et marque son nom sur la copie que venait de leur distribuer leur professeur. Les deux élèves restent silencieux dans un premier temps. Gwendal ne sait pas trop quoi dire, il n'a jamais parlé au jeune homme qui se tient à ses côtés. Mais sa sociabilité reprend rapidement le dessus.

— Ton nom c'est bien Kei Nagai ? demande Gwendal en rompant le silence. T'es doué en sciences ?

- Ton nom c'est bien Kei Nagai ? T'es doué en sciences ?
- Exact. Gwendal Andreiev je présume.
Je n'ai aucune idée de ce que tu entends par doué mais si le point de comparaison est cette classe alors je devrais avoir le niveau du professeur, très incompétent pour ce rôle par ailleurs.

Quand Kei replonge ses yeux dans ceux du jeune homme, il voit la surprise qui s'y est peinte.

Il y eut un instant de flottement puis, son camarade le toisa et prit un ton incrédule, sinon moqueur, avant de décréter qu'il s'agissait d'une bonne nouvelle.
Les joues de Kei s'empourprèrent. Il n'avait fait que dire la vérité, exempte d’exagération. Pourtant, malgré son intonation neutre, il était difficile de ne pas trouver de tels propos hautains. Il s’inquiéta brièvement de l'impression qu'il venait de donner avant de passer à autre chose.

Il ne savait que faire au milieu de l'épais silence qui s'était instauré et, sans tenir compte de son voisin de table, s'enferma dans l'étude de la fiche et se dépêcha de noter des réponses pertinentes à chaque problématique.
Cinq minutes plus tard, en ayant fouillé dans ses lointains souvenirs avec insistance, il avait complété toutes les cases.

Alors que Kei relevait enfin le nez de sa copie, une adolescente aux formes voluptueuses passa devant leur table pour accéder à un meuble.
- Dis, tu la trouves comment cette fille ? demanda-t-il à Gwendal.
Aussitôt prononcés, il regretta ces mots. Il n'était plus sûr de souhaiter connaître la réponse.

Gwendal observa Kei remplir la copie avec une facilité déconcertante. Il se pencha sur sa propre feuille. Il répondit à la première question sans trop de difficultés, mais dès la deuxième, il commença à sécher. Il soupira et regarda la suite. Une fois arrivé à la fin de la feuille, il se rendit compte que sur la quinzaine de questions, il n'avait pu répondre qu'à trois d'entre elles. C'en était désespérant.
Alors que Gwendal s'apprêtait à demander de l'aide à Kei, il surprit ce dernier à mater ouvertement une fille de leur classe à l'opulente poitrine.

- Dis, tu la trouves comment cette fille ? demanda alors son voisin de table.

Gwendal le regarda en haussant les sourcils.

- Disons que si elle tombe, elle aura des amortisseurs, répond-il. Ça a jamais trop été mon trucs, les filles à airbags. Enfin, je suis pas en train de dire que j'aime pas les seins, hein, je suis pas gay. J'aime beaucoup les seins, moi. Enfin, non, c'est pas ce que je voulais dire. Oh et puis je me tais, je dis n'importe quoi.

Gwendal rougit brutalement. Il n'y avait que lui pour sortir des trucs pareils...

Kei rit en entendant l'allusion à la circonférence des seins de sa camarade.
Quand Gwendal parvient enfin à arrêter le flot décousu de justifications qui s'échappe de sa bouche presque contre son gré, il semble sortir d'une apnée.
Kei est un peu étonné et remarque l'embarras de son ami.
- Moi non plus. Elles ne me plaisent pas vraiment.
Il le dit d'un ton posé mais, comme à tâtons, en cherchant ses mots. Il songe que, si sa réponse peut simplement vouloir dire qu'il n'est pas un passionné des poitrines généreuses, elle peut également sous-entendre que les filles en général ne sont pas sa préférence. Il suppose que Gwendal ne le relèvera pas.

Ses yeux sont toujours rieurs lorsqu'il lorgne Gwendal : apparemment, ils ont conservé l'effet de sa plaisanterie.
Cependant la discussion prend une tournure délicate après cette aventure en terrain glissant.

- Je me demandais, dit Gwendal, à part remplir des copies à la vitesse de la lumière et tenir des discussion bizarres avec des pauvres types, t'aimes quoi dans la vie ?

Kei se surprit à ne pas savoir quoi répondre. Il s'aperçut d'à quel point sa vie pouvait paraître fade pour l'adolescent moyen. Il hésita à dire qu'il se contentait de passer le plus clair de son temps à étudier. Cette réponse aurait sans doute justifié son apparente jactance de tout à l'heure mais il se doutait que ça n'allait pas satisfaire Gwendal.
Dire qu’il aimait en savoir plus sur le corps humain en général aurait été une formulation un peu trop absurde. Pourtant, il se sentait davantage en sécurité en accumulant des informations stratégiques sur ses faiblesses. Connaître la durée moyenne d'une noyade ou d'une asphyxie, la façon la plus rapide de déséquilibrer un adulte d'1m90, ou encore les points sensibles de l'ossature, lui paraissait utile et le rassurait. Des choses comme celles-là ne se disent pas alors il dû écarter l'idée de la franchise. Il opta finalement pour une légère déformation de la réalité :

- J'aime... les randonnées en forêt et.. le contact avec la nature.

Il espérait que Gwendal ne lui ferait pas remarquer qu'il ne le voyait pratiquement jamais se rendre au Jardin.

- Et toi ?

Kei écouta attentivement la réponse de Gwendal et avec un réel intérêt. Il se rendit compte qu'il était vraiment désireux d'en apprendre plus sur ce garçon. Lui qui semblait bien plus épanoui et vivant que lui. Enfin..., ils avaient tous vécu une tragédie, ne serait-ce que lorsqu'ils furent arrachés à leurs familles pour être parqués dans ce Refuge. L'air enjoué n'était généralement qu'une façade.
Toutefois, Kei se plut à imaginer son voisin de table une guitare à la main ou haletant au milieu d'une course. La façon dont il avait enrichi sa description en mentionnant jusqu'à ses poumons et ses sensations ne faisait qu'aider Kei à le visualiser. Il était d'ailleurs en train de le fixer, trop concentré sur le flot de ses pensées. Il se détourna vivement et fit mine de regarder ce qui se faisait aux autres tables.

Les élèves alentours posaient enfin les stylos. Le professeur, jusqu'alors simplement observateur de leurs recherches, prit la parole :
- Donc, j'espère que vous avez tous terminé...
Des oui se firent entendre, tandis que des non et des "presque" mécontents, voire dépités, s'y mêlèrent.

L'enseignant choisit, en dépit de la minorité, d'entamer la correction. Il sonda les adolescents face à lui et interrogea finalement...
- Le groupe de Gwendal, s'il vous plaît, auriez-vous l'amabilité de nous lire vos résultats ?
Une pointe d'ironie se distinguait à peine dans sa voix.

Gwendal ne parvint pas à articuler, pris de court.
Kei lui grilla la politesse et déclama, avec une attitude studieuse, son compte rendu.
Il n’avait pas spécialement l’habitude des prises de parole en public, en revanche, il n’était pas d’une nature timide.

L’homme, ne le voyant à ses cours que depuis quelques semaines, ignorait ses aptitudes et fut stupéfait par l’intervention d’un naturel et d’une précision rare.

Le professeur lança un regard en direction du groupe de Gwendal et Kei et, une pointe d'ironie dans la voix, leur demanda de lire leur résultats. Gwendal ouvrit la bouche, puis la referma, prit de court. Kei prit alors la parole et récita l'entièreté de leur compte-rendu. Sa voix était posée et son attitude confiante. Le professeur fut ébahi.

— Je... oui, c'est exact, balbutia-t-il.

Évidemment, que c'étaitexact. Kei avait rempli la feuille avec un facilité déconcertante. Gwendal avait le désagréable sentiment d'avoir été ridicule. Il avait l'habitude de répondre aux questions du professeur par une remarque ironique pour masquer son ignorance, mais il pouvait en rire avec Maroyne. Avec Kei, c'était différent. Kei répondait aux questions. Et en plus de ça, il y répondait avec une facilité déconcertante.
Pendant que le professeur inscrivait les réponses sur le tableau, Gwendal jouait avec son stylo en évitant consciencieusement le regard de son voisin. Puis, n'y tenant plus, il glissa un regard vers le jeune homme. Kei avait le regard perdu dans le vague. Comme à son habitude, il ne souriait pas.

— T'es toujours aussi sérieux ? lui demanda subitement Gwendal.

- T'es toujours aussi sérieux ?

On a déjà posé cette question à Kei. Il n'est donc pas ahuri quand il se retourne vers son camarade.
Il se contente de hausser les épaules, encore une fois, mais ne soutient pas son regard.

Il s'enfonce dans sa chaise, comme on se terre dans un terrier, son dos collé au bois verni du dossier.

Kei est presque renfrogné. Pourtant, il n'est pas vexé, ni embarrassé d'ailleurs.
D'habitude, il se fiche éperdument de la réaction de son interlocuteur lorsqu'il ignore des questions. Là, c'est différent, il n'a pas spécialement envie de paraître plus hautain qu'il ne le semble déjà.

L'enseignant est délibérément passé à autre chose en vitesse.
A cet instant précis, il tient des propos scientifiques (peu impressionnants pour quiconque s'y connaîtrait bien) d'une voix enjouée.

Il doit être de ceux qui aiment s'écouter parler. se dit Kei

Sa phrase se termine sur le mot "iris".

Iris.

Les iris de Gwendal sont beaux. Leur couleur claire exprime une certaine pureté. Translucides.


Quand le professeur demande le produit de quelque multiplication périlleuse, dans le cadre d'une étude approfondie des documents, Kei tend le bras pour saisir un crayon et celui de Gwendal se dirige vers la calculatrice, posée de son côté, au bord, arrivée là on ne sait comment.

Leurs avant-bras se superposent, leurs peaux se touchent, fusionnent presque. Qu'est-ce qu'elle est douce sa peau.

Kei a l'impression que chacune des cellules de son épiderme est en ébullition.
Un frisson lui parcourt l'échine.

Les deux garçons sont restés suspendus, médusés, comme si ce contact avait arrêté l'horloge.
Et s'ils ne se défont pas de cette position rapidement, ils risquent d'attirer les regards.

Kei entra dans le réfectoire en se frottant les yeux. Le jeune homme n'avait pratiquement pas dormi de la nuit et son heure de réveil s'en était vue décalée en conséquence. Au point que, lorsqu'il poussa la couette pour sortir de son lit, il ne restait plus que dix minutes avant la fin du dernier service du petit-déjeuner.
Encore en caleçon et en tee-shirt de pyjama, il prit seulement la peine d'enfiler un pantalon avant de dévaler les escaliers à vive allure. Il aurait pu se contenter de se brosser les dents et aller en cours le ventre vide le temps d'une matinée mais aujourd'hui, les Seconde avaient Éducation Physique et la séance allait être relativement rude. C'était bien le seul cours où il ne pouvait se permettre de lésiner, d'autant plus que les entraîneurs étaient très exigeants en ce qui concerne la condition physique des Enfants – on reconnaissait là l'influence de l'armée.

Il saisit un plateau au sommet de la pile amoindrie et n'eut même pas à se mettre dans la file car plus personne ne se faisait servir. Seules quelques tables étaient encore occupées par ailleurs. Il passa en revue les petits groupes de retardataires. Ses yeux se posèrent sur deux garçons, il reconnut la peau mate, les boucles épaisses et le large sourire de Maroyne puis contempla le joli profil du russe auquel il pensait de plus en plus souvent. Ils discutaient avec animation et semblaient plaisanter. Kei ressentit une pointe de jalousie. Il s'en étonna, d'ailleurs, lui qui était habitué à être spectateur des interactions entre ses pairs sans jamais vouloir se joindre à eux.

Kei et Gwendal ne s'étaient pas adressés la parole une seule fois depuis le cours de sciences où ils avaient été mis en binôme. Maroyne s'était vite rétabli et fut de retour en classe dès le lendemain. Gwendal, ayant retrouvé son ami et camarade de choix, n'avait plus semblé s'intéresser à Kei et avait, en quelque sorte, commencé à l'éviter. Sans doute parce qu'il ne voulait pas que son ami soit au courant de leurs échanges.

Kei se demanda si il lui avait parlé de lui. Mais, en même temps, pourquoi le ferait-il ? Il était seulement un camarade de classe et il n'avait pas beaucoup plus de proximité avec Gwendal qu'il en avait avec Maroyne, n'est-ce pas ? Il y réfléchissait trop. Ce n'était pas dans ses habitudes de se préoccuper de ses relations avec un camarade de classe.

Il était figé au milieu de l'allée, le regard absent, depuis un petit peu trop longtemps et se fit remarquer. C'est à ce moment-là qu'ils le virent.

— Hé, Kei ! Viens t'asseoir là, si tu veux.
Kei sortit brutalement de sa rêverie. Il fut stupéfait lorsqu'il réalisa que l'apostrophe et le sourire affable sur le visage de Gwendal lui étaient adressés. Le cœur ballant, il avança vers eux à grands pas, n'osant pas courir son plateau à la main. Quand il les eut rejoints, il fit un léger mouvement de la tête en guise de remerciement. Sa soudaine timidité ne manqua pas de surprendre Gwendal qui le regarda avec des yeux écarquillés.

Il s'installa en face d'eux, prenant le soin de déposer délicatement sa tasse de café débordante pour ne pas qu'elle l'éclabousse. Ce matin-là, il avait pris des toasts et un carré de beurre en supplément de sa pomme habituelle. Il contempla les assiettes vides des deux garçons. Ils allaient donc devoir le regarder manger.

Kei ne parvenait pas à lever les yeux du fond de son bol et attendait que l'un de ses deux interlocuteurs brise la glace. Il se sentit subitement mal à l'aise dans son tee-shirt élimé.